« Le présent d’un regard »

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« Le présent d’un regard »

C’est à l’école du regard que nous avons été conviés, la communauté de Mechref et une trentaine d’amis du Carmel, venus écouter Sœur Anne José nous partager sa dernière recherche « … à propos de Vermeer », le Sphinx de Delft. À la fin de la rencontre, une participante s’est écriée que cette rencontre était pour elle, comme l’apothéose d’un parcours riche de douze années de recherche, et citant Spinoza : « Nous expérimentons tous que nous sommes éternels… » qu’avec Vermeer et ses propos nous avions fait l’expérience de cette dimension d’éternité. Nous avons cheminé ensemble, là où l'extérieur devient intérieur, là où le temps s'interrompt, se suspend. Les scènes prises sur le vif, entre quatre murs, nous introduisent dans un intérieur qui se révèle intériorité et recueillement, et dans un enchantement qui immobilise tout, dilate le tout.

 

La démarche de Sr Anne José était ambitieuse, nous faire lire, en les contemplant, vingt-six des toiles de Vermeer sur la trentaine authentifiées, autant dire presque toute son œuvre.

Guidée par elle, elle-même inspirée du livre question-réponse entre les deux philosophes Raphaël Enthoven et Jacques Darriulat, et d'une exposition au Louvre "Vermeer et les maîtres de la peinture de genre" (22 Février - 22 Mai 2017), nous avons été mis face à ses toiles. 

 

Elles se distinguent justement très nettement de la peinture de genre, en cela qu’elles ne tombent jamais ni dans le récit, ni dans les détails de la vie quotidienne, ni dans l’anecdote. Il n’y a pas de morale dans la peinture de Vermeer, mais un ailleurs qui nous pose des énigmes. Pourquoi le lait de La Laitière coule-t-il en un si fin filet alors que la cruche en est pleine, pourquoi un clou demeure-t-il fiché dans le mur alors que plus rien n’y est suspendu, pourquoi les plateaux de la Femme à la balance sont-ils vides ? Vermeer ménage une forme d’absence dans la présence. Dans ses toiles, le temps semble en suspend (et suspens). Le visible est chez lui l’image de l’invisible et l’acte de peindre : « un avant-goût de la vie éternelle ».

 

En intitulant son propos « le présent d’un regard », c’est vers le jeu des regards, celui du peintre sur son modèle, celui du spectateur sur la toile, celui du personnage du tableau vers le peintre et le spectateur, qu’a voulu nous éveiller Sr Anne José, tout en nous interrogeant plus profondément sur notre manière, à nous, de regarder, de voir, de pénétrer le mystère des choses. 

Cet homme, peintre de la lumière, est essentiellement regard et il nous apprend à regarder, à sa manière, en s’émerveillant, en s’enchantant, en s’étonnant. 

Jouant sur la polysémie du mot "présent" qui est à la fois « cadeau » et « maintenant », Sr Anne José nous a initié au secret de Vermeer qui réside tout entier dans ce regard sur le présent de la toile, à l'heure de l'horloge, dans cet intervalle du temps de l’attente, du rêve, de la découverte, de l’émerveillement, de la conscience qui s’éveille à elle-même… ce temps de l’intériorité qui ne se compte plus en seconde.

 

C’est souvent la lumière du tableau qui nous a éveillés à cet ailleurs, d’où provient-elle ? Des fenêtres ouvertes, du personnage, d’un objet … Regarder la lumière qui se pose sur toute chose et la lumière de la pensée qui s'y réfléchit. Car oui, c’est toujours un peu de ces deux sources dont nous avons parlé, celle qui vient du dehors et celle qui émane, en même temps, dans une même synergie du personnage, du lieu qu’il habite, et de l’objet qu’il tient, et où le spectateur est souvent témoin d’une pensée, d'une émotion ou d’une conscience mises au jour et qui s'éclairent en même temps que l’espace éclaire toute la toile.

 

Comme à l’habitude des personnages concentrés, recueillis, tout éveillés à eux-mêmes, la peinture attend de nous ce regard intérieur. Les toiles de Vermeer sont une affaire d’intériorité, d’intériorités conscientes qu'on les regarde. Cette clé de lecture nous a été livrée par la dernière toile méditée, "L'Art de la peinture" (1666-73) qui a toujours été conservée par le peintre dans ses propres collections. Nous y voyons le peintre de dos regardant son modèle aux paupières baissées tout à la conscience de sa beauté qu’elle offre au regard du peintre ; mais le spectateur lui-même pris dans ce jeu de regard, regarde le peintre regardant le modèle qui vit aussi de ce regard au présent de la toile. Le regard du spectateur relaie alors celui du peintre sur le modèle… qui peut alors s’éclipser au-delà de sa toile, tout à la vision de son œuvre… c’est presque vertigineux.

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