Le Carmel Saint-Joseph à Mechref, à l’image du Liban un et pluriel
Par Fady NOUN | 01/02/2011
Ce ne sont pas des bâtiments, mais un projet éducatif lancé il y a 75 ans que les religieuses du Carmel Saint-Joseph viennent de fêter à Mechref, au cours d'une messe jubilaire qui a revêtu un cachet officiel et national, et à laquelle toute la communauté éducative a été associée, des plus jeunes aux plus anciens.
« L'heureuse aventure » - le mot est de Jean de la Croix - remonte à 1935, avec l'arrivée au port de trois carmélites de Saint-Joseph venues au Liban « donner lieu » à Dieu.
C'est à Achrafieh qu'elles s'installent d'abord pour y ouvrir une école et un cours ménager professionnel. En 1941, elles se déplacent vers Mousseitbé. Mais, en 1946, après les années difficiles de la Seconde Guerre mondiale, l'occasion se présente d'occuper la caserne Veillotte, que l'armée française vient d'évacuer, rue de Verdun. C'est là qu'elles se mettront plus au large, jusqu'en 1995.
En 1975 éclate la guerre civile. Conduites par sœur Bénédicte, une digne fille de sainte Thérèse, les carmélites de Saint-Joseph prennent la décision audacieuse de maintenir les portes de l'école ouvertes, convaincues qu'il convenait « d'opposer aux armes un autre combat ». Le groupe animateur, formé de laïcs et de religieuses, choisit de s'engager. Les parents, contre toute attente, prennent le risque d'envoyer quotidiennement leurs enfants. Alors que la mort faisait son œuvre au Liban, la vie faisait la sienne au Carmel Saint-Joseph.
Un espace asilaire
« Au cœur du fracas des bombes et du chaos de la guerre, à la rue Verdun, se souvient Évelyne Hamdane, une ancienne enseignante, l'école s'offrait comme un sanctuaire, un espace protecteur, en quelque sorte asilaire, où les élèves, petits et grands, établissaient une communication avec des adultes, appréhendaient des savoirs, aiguisaient leurs facultés intellectuelles, ou simplement rêvaient à un monde de paix. Ce havre de l'esprit, nous le devions à la force de caractère de sœurr Bénédicte, qui menait une action de résistance contre la désintégration du Liban par la décision de maintenir ouverte l'école en ces années de violence 75-76 (la plupart des autres établissements restent fermés). Nous le devions aussi à l'héroïsme du corps enseignant qui répondit à l'appel, malgré les périls du trajet, parfois sous les balles des francs-tireurs comme au tristement célèbre passage du Musée. Et s'accomplit le prodige : des élèves en détresse accoururent chaque matin vers ce refuge qui leur dessinait en couleurs les horizons de l'espoir et de la connaissance. »
« ... Aujourd'hui, je me demande comment nous parvenions à assurer une continuité dans le travail puisque le plus souvent nous n'avions pas les mêmes élèves dans la classe (au gré des quartiers touchés par les bombardements) ou bien qu'au milieu du cours surgissaient des parents hagards pour reprendre leur enfant ? Et pourtant chacun de nous savait qu'il réussissait à enchaîner les leçons en une harmonieuse progression. Dans la fureur de la guerre nous nous devions d'affûter nos compétences pédagogiques et nous trouvions la force de développer un enseignement de qualité face à nos élèves qui attendaient notre message de vie dans un univers de mort. »
Le transfert à Mechref
En 1994, à l'approche de la date d'expiration du bail, une nouvelle aventure commence. Le terrain n'est plus disponible, il faut chercher ailleurs. Mais « le glorieux saint Joseph » veille. Grâce à un terrain offert à Mechref, près de Damour, aux indemnités d'évacuation et à des dons, la continuité du projet éducatif est assurée. L'emplacement du nouveau bien-fonds, au carrefour de trois régions, dans un pays à reconstruire, représente, en même temps qu'un défi, un réel potentiel pour l'avenir. La communauté est décidée à agir dans le sens de ce qu'elle reconnaît comme le « souhaitable humain ». C'est ainsi qu'à l'image d'un Liban un et pluriel à l'étonnante résilience, le projet rebondit.
Les défis sont nombreux. Combien en ont conscience ? Au sortir de la guerre, il faut former la génération qui doit relever le Liban et y construire un État de droit. Au niveau pédagogique, l'intuition fondamentale est que l'éducateur doit être un passeur, une personne qui engendre l'élève, comme on engendre la vie. Il est donc fondamental de l'associer à sa gouvernance. À la base de cette opération, la confiance, un mot-clé présent dès l'origine.
« C'était en 1970, se souvient l'un de ces "passeurs", Henri Awit, aujourd'hui vice-recteur de l'USJ aux affaires académiques, qui évoque son propre "commencement" d'enseignant. Je venais juste d'obtenir deux licences en philosophie et en langue et littérature arabes. J'avais eu des entretiens d'embauche dans une vingtaine d'établissements scolaires. Avec des mots fort polis et aimables, on me signifiait partout le même refus : vous manquez d'expérience ; nous regrettons de ne pas pouvoir recruter un débutant. »
« C'est au terme de cette laborieuse et frustrante tournée, poursuit Henri Awit, que sœur Bénédicte, alors directrice de l'établissement scolaire, me reçut, début juillet, dans son bureau de la rue Verdun. Je lui soumis mon CV qui se réduisait alors à mes études universitaires et lui fis très simplement part de l'échec de mes précédentes tentatives. Elle eut alors cette réflexion surprenante : Si je ne vous engage pas, vous serez encore dans dix ans, voire dans vingt ans, le même jeune débutant. »
Mot-clé : confiance
« Les propos de sœur Bénédicte tenaient bien évidemment du bon sens, souligne le responsable universitaire. Mais au-delà de la sagesse et du discernement qui la caractérisaient, ses paroles exprimaient la confiance que les sœurs du Carmel se faisaient un devoir de placer spontanément dans les personnes appelées à travailler avec elles. En cela, elles vivaient fidèlement un idéal que décrit bien Romain Gary dans Chien blanc : « Il faut continuer à faire confiance aux hommes, parce qu'il importe moins d'être déçu, trahi et moqué par eux que de continuer à croire en eux et à leur faire confiance. »
En outre, le Carmel Saint-Joseph refuse d'être un club élitiste. Fidèle à une injonction de Paul VI - « Tôt ou tard le moment viendra où Lazare pourra se mettre à table avec l'homme riche » -, il veut rester accessible.
« Faut-il le souligner, commente Henri Awit, c'est d'abord sur les bancs de nos écoles que, dans l'égalité et l'égale dignité des enfants de Dieu, Lazare est invité à s'asseoir à côté du riche. L'école, par tout ce qu'elle donne, instruction et éducation, transmission de valeurs et apprentissage de la vie, engage tellement plus que ce que l'on voit ! »
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